Formation
Jeanne Roques, dite Musidora, grandit dans un milieu d'artistes cultivé et progressiste. Vers 20 ans, elle se produit dans des revues et des opérettes aux théâtres de l'Odéon et du Châtelet, puis débute au cinéma en 1913 dans un drame social de Raphaël Clamour, Les Misères de l'aiguille. Elle a déjà pris le pseudonyme de Musidora, la belle et fière héroïne du roman de Théophile Gautier, Fortunio. C'est en danseuse de tango dans une revue des Folies Bergère que Louis Feuillade, directeur artistique de la puissante société Gaumont, remarque en 1914 sa photogénie exceptionnelle et lui ouvre les portes de cet art récent qu'elle admire : le cinématographe. Ils tournent ensemble des vaudevilles et des films patriotiques. La Première Guerre mondiale, avec la mobilisation des cinéastes-maison et les restrictions de pellicule, fragilisent la société de Léon Gaumont. Pour redresser les comptes, Feuillade imagine un ciné-feuilleton d'aventures novateur, Les Vampires.
Carrière au cinéma
Musidora, la comédienne mythique des films de Feuillade, fut l'une des premières femmes cinéastes, et a joué un rôle important pour sauvegarder la mémoire du cinéma des premiers temps.
En surgissant en décembre 1915 sur la toile blanche du Gaumont-Palace, dans Le Cryptogramme rouge, 3ème épisode des Vampires, vêtue seulement d'un collant intégral de fine soie noire conçu par le couturier Paul Poiret qui souligne ses formes voluptueuses, Musidora, dans le rôle d'Irma Vep (anagramme de Vampire), l'égérie d'une société secrète criminelle, suscite d'emblée une trouble fascination. Sensuelle et cruelle, elle incarne l'ange du mal avec son pâle visage dévoré par des yeux immenses, charbonneux et magnétiques. Avec elle apparaît un archétype cinématographique, et le mot " vamp " entre dans le lexique de l'érotisme cinématographique. Les Vampires, improvisé par Feuillade en pleine guerre avec les moyens du bord, parvient à créer du fantastique à partir du réel et remporte un immense succès. Sur les écrans français, la sulfureuse Musidora est la rivale triomphante de Pearl White, la blonde et douce héroïne des Mystères de New York, le serial américain concurrent de Louis J. Gasnier et Leopold Wharton. Dangereuse criminelle, symbole de la beauté et de l'indépendance féminine, Musidora invite la jeunesse sidérée par l'horreur et l'inutilité de la guerre à la rejoindre sur les chemins de la révolte et de la liberté. Première vamp du cinéma, Musidora est aussi la dixième muse pour le mouvement Dada et les Surréalistes qui voient en elle l'essence de la femme surréaliste, incarnant l'amour fou, l'esprit d'aventure et le mépris des convenances. André Breton et Louis Aragon (qui la qualifie de "rayon de lune en collant noir "), seront ses plus ardents admirateurs.
En 1916, Musidora tourne avec Feuillade un nouveau serial, Judex, dans lequel elle incarne Diana Monti, une aventurière à l'érotisme plus discret. Mais l'actrice souhaite se déprendre de son personnage et ambitionne de réaliser ses propres films. Considérant le cinéma comme un véritable moyen d'expression, elle écrit dans des revues spécialisées dès 1915. Dans les années 1920, Musidora devient la troisième femme cinéaste après Alice Guy et Germaine Dulac. Elle s'est constituée un cercle d'amis, artistes et intellectuels, dont les plus proches sont Colette et Pierre Louÿs. Sa première mise en scène, une adaptation de L'Ingénue libertine de Colette, sous le titre de Minne, reste inachevée, faute de moyens financiers. Puis elle tourne La Vagabonde en 1917, toujours d'après Colette, finalement attribué à un homme, Eugenio Perego, car les financeurs lui imposent presque toujours un coréalisateur. Colette lui écrit un scénario original, la Flamme cachée (1918), cosigné avec Roger Lion. Pour gagner son indépendance, elle crée en 1919 la Société des Films Musidora, et produit sous son seul nom Vicenta. Tout en continuant à jouer dans des films d'André Hugon ou de Gaston Ravel, Musidora tourne en Espagne Pour Don Carlos d'après un scénario de Pierre Benoit adapté de son propre roman. Elle tombe amoureuse d'un torero, Antonio Cañero, et trouve en Espagne un refuge où elle réalise ses films les plus personnels : Soleil et ombre en 1922, un drame passionnel qui voit deux femmes se disputer l'amour d'un torero, Musidora interprétant les deux rôles. Cocteau dira du film qu'"il semble écrit avec une encre de lumière". Puis vient La Tierra de los toros (1924), son film le plus libre et le plus moderne, mélangeant documentaire et fiction dans une sorte de mise en abyme, pour s'insérer dans un spectacle où Musidora intervenait pour chanter et danser devant le public. Mais le succès n'est pas au rendez-vous et, chagrin supplémentaire, son torero la quitte. De retour à Paris en 1926, elle fait sa dernière apparition au cinéma dans une fresque religieuse, Le Berceau de Dieu de Fred Leroy-Granville, tente de rembourser les dettes de sa maison de production en faisant des tournées théâtrales, épouse un ami d'enfance, donne naissance à un fils, et se consacre à la peinture et l'écriture.
Alors qu'elle est presque oubliée, Henri Langlois, le fondateur et directeur de la Cinémathèque française, offre à Musidora, qu'il admire, une nouvelle carrière. En 1943, pendant l'Occupation allemande, cet amoureux du cinéma muet lui confie la responsabilité de la Commission de recherche historique du cinéma qu'il vient de créer pour rassembler des documents et des témoignages des pionniers du cinéma encore vivants. Musidora devient chercheuse et historienne du cinéma, menant des entretiens avec ses anciens camarades techniciens et artistes, activité qu'elle poursuit dans les années 1950. Elle a des contacts avec les cinéastes du muet comme du parlant, rencontre Abel Gance, Marcel L'Herbier, Jean Renoir. Nommée directrice du Service de documentation de la Cinémathèque, elle effectue un travail de recueil d'archives qui ont constitué la base des richesses "non film" de l'institution. Avec la caméra 16mm et le stock de pellicules que Langlois met à sa disposition, elle inventera encore des histoires à partir d'anciennes bandes inédites dans lesquelles elle joue le rôle principal, et continuera d'apparaître jusqu'en 1948 dans des pièces de théâtre dont elle est l'auteur.
Femme libre et indépendante, "artiste totale", portée par son ambition de s'approprier un art nouveau qui la passionnait, Musidora a imposé sa personnalité dans un milieu essentiellement masculin. Elle fut à sa manière une féministe avant la lettre, dans laquelle des collectifs de femmes cinéastes se sont reconnues dans les années 1970.
Autres activités
Musidora a laissé de nombreux écrits, critiques, romans, contes, nouvelles, recueils de poèmes ou scénarios. Certains ont été édités, beaucoup sont restés manuscrits ou à l'état de projets. Parmi les premiers, Arabella et Arlequin, roman-feuilleton publié dans la revue Comoedia fin 1928-début 1929, et édité en 1929 chez Figuière sous le titre En amour tout est possible. Chez le même éditeur, un autre roman, Paroxysmes - De l'amour à la mort, publié en 1934. Un recueil de poèmes dédié à Colette et Clément Marot, Auréoles, poésies scandées paru en 1940. Musidora a aussi écrit plusieurs pièces de théâtre, dont La Vie sentimentale de George Sand, parue dans La Revue moderne en 1946. Elle a composé des chansons, écrit ses souvenirs (certains parus dans des revues de cinéma), ainsi que des essais sur les débuts du cinéma lorsqu'elle travaillait à la Cinémathèque française. Musidora a aussi été peintre et dessinatrice.